L’indépendance de la profession Vétérinaire face aux groupes financiers
La profession vétérinaire en France a connu, ces dernières années, une tendance croissante à la financiarisation marquée par un intérêt accru des groupes financiers pour les cliniques vétérinaires. Cette évolution est principalement due à la reconnaissance de la valeur économique croissante du secteur des soins aux animaux, stimulée par une augmentation de la demande de services vétérinaires de qualité et l’émergence de nouvelles technologies en santé animale.
Cette financiarisation soulève des questions importantes concernant l’équilibre entre les besoins en investissement et l’indépendance des vétérinaire.
L’indépendance professionnelle des vétérinaires est un principe fondamental dans le domaine de la santé animale. En France, la législation et la réglementation du secteur vétérinaire s’articulent autour de ce principe. Elles visent à garantir que les décisions relatives aux soins des animaux sont prises par des professionnels qualifiés et non influencées par des intérêts pécuniaires. Cependant, l’évolution du marché et l’intérêt croissant des investisseurs financiers dans les cliniques vétérinaires ont soulevé des questions quant à l’équilibre entre les besoins en investissement et l’indépendance des vétérinaires.
Ce phénomène a été mis en lumière le 10 juillet 2023 lorsque le Conseil d’Etat a publié 4 décisions rejetant les requêtes de 4 sociétés vétérinaires contre les décisions de radiation prises en appel par le Conseil national de l’Ordre des vétérinaires (CNOV).
Contexte règlementaire
La législation française impose que la majorité des droits de vote dans une société vétérinaire soit détenue par des vétérinaires en exercice. Cette disposition vise à s’assurer que les décisions (cliniques et opérationnelles) en lien avec le soin restent sous le contrôle des professionnels de la santé animale, préservant ainsi leur autonomie face à d’éventuelles pressions financières.
Critères d’appréciation de l’effectivité de l’indépendance :
En octobre 2023, le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire (MASA) a entamé une procédure de conciliation avec pour objectif : « d’apporter une clarification opérationnelle des décisions du Conseil d’État pour faciliter leur mise en œuvre ». Elle a abouti à la validation par les différentes parties d’une doctrine pour la mise en conformité des sociétés d’exercice vétérinaire.
Cette doctrine a établi des points de conseils et recommandations pour évaluer l’effectivité de l’indépendance des cliniques vétérinaires, en particulier dans le contexte de la participation financière des groupes (non-vétérinaires) d’investissement privé cherchant des sources de rendement via les dividendes :
1. Majorité du capital et des droits de vote : Plus de la moitié du capital social et des droits de vote doivent être détenus par des vétérinaires en exercice.
2. Contrôle effectif des vétérinaires associés : Les vétérinaires doivent exercer un contrôle effectif sur les décisions importantes, tant opérationnelles que cliniques.
3. Restrictions sur les clauses statutaires et contractuelles : Les statuts et pactes d’associés ne doivent pas inclure de clauses limitant le contrôle des vétérinaires.
4. Composition et pouvoirs des organes de gouvernance : Les organes de gouvernance doivent inclure une représentation significative des vétérinaires avec des pouvoirs adéquats.
5. Promesses unilatérales de vente d’actions : Ces accords ne doivent pas compromettre l’indépendance des vétérinaires.
6. Répartition des bénéfices et du boni de liquidation : Une répartition équitable des bénéfices et autres avantages financiers est essentielle.
7. Conventions de vote et engagements des associés vétérinaires : Les engagements imposés aux vétérinaires ne doivent pas affecter leur indépendance professionnelle.
Les décisions du Conseil d’État et la conciliation du MASA soulignent l’importance de maintenir l’indépendance des vétérinaires dans la gestion des cabinets et des cliniques, même en présence de participation de groupes financiers. Elles ont permis d’établir un cadre clair pour assurer que l’intégrité professionnelle et l’autonomie des vétérinaires soient garanties.
Interview du Docteur Jean-Yves GAUCHOT Docteur Vétérinaire en Dordogne
Président de la Fédération des Syndicats Vétérinaires de France et Vice-Président d’AGMF Prévoyance
Qu’est-ce qui explique la financiarisation de la profession de vétérinaires ?
Docteur Jean-Yves GAUCHOT : La consolidation des établissements vétérinaires au sein de groupes privés est une tendance qui a pris de l’ampleur, comme en témoignent les groupes tels que Mars PetCare et IVC Evidensia, avec des centaines d’établissements et des milliers de vétérinaires à travers le monde.
Cette financiarisation est due à une combinaison de facteurs.
Elle est simultanée avec le besoin de modernisation des infrastructures vétérinaires.
Pour autant si des financiers investissent dans l’achat des cliniques, ils n’ont pas d’utilité pour permettre aux cliniques d’investir. En effet, ces dernières le font sans souci depuis des décennies. De plus, les financiers refusent d’investir dans l’immobilier qui est le principal actif nécessaire à l’activité vétérinaire. Cette incohérence est mise en évidence par la méthode de valorisation des structures employée par les financiers : la « valeur d’entreprise » est en effet indépendante de l’équipement en matériel médical…. En conséquence toute structure qui investit dans du matériel avant une vente, voit sa valeur diminuer, à due concurrence du montant investi ….
Plus concrètement, cette financiarisation s’accompagne d’une augmentation des tarifs des actes. Il est vrai que la profession depuis des décennies a toujours rencontré des difficultés avec la valorisation de ses actes….
Quelles en sont les avantages et les inconvénients ?
Docteur Jean-Yves GAUCHOT : L’accès à des capitaux permet une modernisation importante des infrastructures et une expansion des services. Cependant, la focalisation sur l’Excédent Brut d’Exploitation (EBE) et la standardisation des procédures pourraient influencer les choix de traitement et compromettre l’autonomie professionnelle des vétérinaires.
Le débat au sein de la profession montre une division, avec des inquiétudes concernant le respect des règles de contrôle effectif des sociétés par les vétérinaires associés exerçant dans les sociétés.
Les décisions du Conseil d’Etat pourraient avoir des impacts sur les autres professions réglementées.
La financiarisation n’est toutefois pas la seule voie, les praticiens vétérinaires se regroupent aussi entre eux et font appel, dans ce cas, aux acteurs bancaires pour des emprunts classiques. Ils ont accès au crédit sans besoin de regroupement sous forme de chaines de cliniques. Ce qui va falloir peut-être surveiller, c’est l’éventuelle entrée des établissements de crédits au capital des sociétés vétérinaires, si le mouvement s’amplifiaient ces établissements pourraient ne plus vouloir proposer de crédit aux vétérinaires solo et indépendants. Les cas de refus de crédit bancaires sont très exceptionnels et ils le sont pour des situations très particulières.
Il faudra être attentif à l’évolution des regroupements à caractère « éphémères », i.e. qui pourraient avoir pour objectif de consolider des structures pour revendre ensuite le package à des « pure player » financiers, avec la recherche du gain en capital. Donc il pourrait y avoir une pression maximale sur la rentabilité, avec la perspective de collecter des dividendes, mais surtout pour maximiser l’EBITDA (Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization = le résultat d’exploitation) base à la valorisation du package.
Quelle est la position du CNOV face à cette tendance ?
Docteur Jean-Yves GAUCHOT : Le CNOV a longtemps mis en garde contre la perte de contrôle effectif et d’indépendance professionnelle des vétérinaires associés majoritaires. Les décisions du Conseil d’État du 10 juillet 2023, qui ont confirmé la radiation de plusieurs établissements rachetés par des groupes d’investissement, est une étape vers la résolution de cette crise.
Cependant, la division au sein de la profession et les nombreuses requêtes adressées à la juridiction administrative témoignent de la complexité et de la sensibilité de la question.
Ce mouvement de financiarisation est-il inéluctable ?
Docteur Jean-Yves GAUCHOT : Il faut avoir conscience que ce mouvement est bien moins avancé en France qu’il ne l’est dans les pays anglo-saxons particulièrement la Grande-Bretagne. En France, si cette tendance semble inéluctable, le CNOV et la communauté vétérinaire dont le syndicat des vétérinaires libéraux (SNVEL) travaillent pour garantir l’équilibre entre le financement nécessaire et l’autonomie professionnelle. Une procédure de conciliation a été lancée par le ministère de l’Agriculture pour clarifier et faciliter la mise en œuvre des décisions du Conseil d’État. Cette procédure a abouti à une doctrine de mise en conformité, comprenant 25 points de conseils et recommandations pour garantir le contrôle effectif des sociétés par les vétérinaires associés majoritaires.
Comment les jeunes vétérinaires pourront-ils s’intégrer dans ce « nouveau » système ?
Docteur Jean-Yves GAUCHOT : Les jeunes vétérinaires sauront, j’en suis convaincu, tirer le meilleur parti de ce paysage en mutation. La position d’arbitrage du ministère de l’agriculture offre des lignes directrices pour assurer l’autonomie professionnelle dans un contexte de financiarisation croissante. Les vétérinaires associés doivent avoir le contrôle effectif de leurs sociétés pour garantir le respect des principes de déontologie de leur profession face à des intérêts financiers qui peuvent être contraires.
Un indépendant sera toujours plus agile et plus motivé qu’un salarié (ou pseudo salarié) englué dans une structure bureaucratisée et sclérosée. Mais il y a une condition essentielle : que la financiarisation de l’économie ne s’accompagne pas d’un tarissement du financement des entrepreneurs indépendants par les établissements de crédit. Aussi, si une déconfiture financière venait frapper ces regroupements financiers, cela ternirait l’image globale de la profession vétérinaire…. Cela pourrait même dégrader la notation du secteur vétérinaire par les analystes financiers et rendre donc plus difficile les demandes de prêts des indépendants…. Et ce alors qu’aujourd’hui peu d’activités économiques ont actuellement une aussi bonne image auprès des banquiers que la profession vétérinaire.
Sources :
Conseil d’État, 4ème – 1ère chambres réunies, 10/07/2023, 455961 – Légifrance (legifrance.gouv.fr)